Vers une Grande Sécu, enfin ?

Une fois encore, le sujet de la Grande Sécu revient sur le devant de la scène. Mais cette
fois, de manière peut-être plus incisive et plus conquérante !


On pourrait se dire que ce sujet revient naturellement en période préélectorale présidentielle,
comme en 2012 et en 2017, car l’accès à des soins de qualité et l’accès aux soins de tous
sont des préoccupations majeures des Français. Mais cette fois, la crise sanitaire nous a fait
prendre conscience de l’importance que notre société accorde à la santé par rapport aux
autres dimensions de la vie et de l’avantage que nous a apporté un système généreux pour
se faire tester, vacciner, soigner et pour prendre en charge arrêts-maladies et chômage
partiel.


En outre, ces discussions s’appuient sur les conclusions à venir du Haut conseil pour l’avenir
de l’assurance maladie (HCAAM) qui a été chargé à l’été 2021, par le gouvernement, de
mener une réflexion sur la couverture de l’assurance maladie en France et la mise en œuvre
d’une « Grande Sécu ». Les conclusions devraient être rendues à la fin de ce mois de
novembre.


Quelle est l’idée ? Etendre les remboursements de la Sécurité sociale, afin de supprimer les
tickets modérateurs. Cette mesure tombe effectivement sous le sens. Lors de la création de
la sécurité sociale en 1945, il avait été décidé de mettre en place des tickets modérateurs,
c’est-à-dire de laisser une partie du coût des soins à la charge des patients. L’objectif était
de maîtriser les consommations de soins ou plus techniquement de réduire le coût de l’aléa
moral tel qui sera précisément défini plus tard en économie de santé par Arrow dans son
article séminal de 1963.


Si l’idée était a priori honorable, le système de tickets modérateurs a vite montré ses limites.
D’une part, il a fallu assortir le système d’une protection particulière pour les personnes les
plus à risque pour qui les tickets modérateurs représentaient un fardeau financier
inacceptable et susceptible de les conduire à renoncer à des soins essentiels. Ainsi, ont été
exonérés des tickets modérateurs les soins relatifs à la grossesse, aux maladies
professionnelles et aux maladies reconnues comme des affections de longue durée (ALD)
en raison du coût des soins requis et de leur gravité. D’autre part, il est apparu que ce
système laissait un risque financier lié à toute maladie important, qui justifiait l’ajout d’un
second niveau assurantiel. En effet, les tickets modérateurs correspondent à un pourcentage
(variable) du coût de l’ensemble des soins. Ils sont donc, par définition, croissants avec le
niveau des dépenses de santé, et peuvent atteindre des montants importants (jusqu’à 5 000
euros par an), en cas d’hospitalisation longue, ou de problèmes de santé non reconnus en
ALD mais nécessitant des soins nombreux et coûteux. C’est la raison pour laquelle la plupart
des Français, 96 % de la population aujourd’hui, disposent d’un contrat de couverture
complémentaire pour couvrir ces fameux tickets modérateurs. Le côté « shadokien » du
système apparait alors de manière criante : nous avons créé des tickets modérateurs pour
maîtriser les dépenses de santé, mais comme ces tickets modérateurs sont un obstacle à
l’accès aux soins, nous avons autorisé les organismes de complémentaire santé à couvrir
ces tickets modérateurs, qui du coup n’ont plus aucune chance de modérer quoi que ce soit
puisque les personnes couvertes par un contrat de complémentaire santé se retrouvent face
à des soins pour la plupart totalement couverts. Il peut donc tomber sous le sens d’étendre le
niveau de prise en charge par l’assurance maladie au niveau des tarifs de convention de la
sécurité sociale.


Par ailleurs, le système de santé français laisse, depuis sa création, une grande partie des
soins dentaires, d’optique, d’audioprothèses à la charge des patients, ainsi qu’une partie des
honoraires des médecins de secteur 2 autorisés à pratiquer des dépassements d’honoraires
par rapport aux tarifs de la sécurité sociale. C’était une décision assez classique, la plupart
des systèmes de santé couvrant assez peu les soins dentaires, d’optique d’audioprothèses
et disposant de médecins libéraux hors système, plus coûteux pour le patient, mais souvent
plus rapidement accessibles. L’idée était que ces dépenses n’ont pas vocation à relever de
la solidarité nationale mais bien d’une décision de consommation privée car il s’agit le plus
souvent de soins non vitaux, de soins relatifs à des problèmes de santé peu risqués qui n’ont
donc pas vocation à être assurés que ce soit par un organisme public ou privé, et encore de
soins de luxe, qui n’ont donc pas vocation à être garantis à tous.


Mais, ce qui est moins classique, c’est que là-encore, de nombreux dispositifs ont été mis en
place. D’une part pour garantir l’accès à une complémentaire gratuite ou subventionnée pour
les plus modestes, par le biais de la Complémentaire Santé Solidaire (ex Couverture Maladie
Universelle Complémentaire et Aide à la Complémentaire Santé). D’autre part pour limiter le
niveau des dépassements d’honoraires des médecins, dans le cadre du contrat d’accès aux
soins. Enfin pour contraindre l’ensemble des couvertures complémentaires à offrir une
couverture minimale des soins dentaires, d’optique, d’audioprothèses de manière à
permettre aux personnes couvertes par une complémentaire de recevoir ces soins sans
aucun reste à charge après remboursement par la complémentaire, dans le cadre du panier
100% santé. Le côté « shadokien » du système est de nouveau criant : nous avons choisi de
très peu couvrir certains soins, qui n’avaient pas vocation à relever de la solidarité nationale
car ils n’étaient pas considérés comme essentiels, et donc de laisser les individus choisir
d’assumer ces dépenses directement ou de couvrir totalement ou en partie ces dépenses
par le biais d’assurances complémentaires, mais nous avons choisi de garantir ces soins aux
plus modestes, pour qui ils s’avéraient en fait être essentiels, et de contraindre les tarifs et le
niveau de couverture des complémentaires de manière à s’assurer que certains de ces soins
soient en fait totalement couverts pour l’ensemble de la population. Bref, notre système a
aujourd’hui dessiné clairement les contours d’un panier de soins devant être garanti à tous
sans reste à charge, sans pour autant avoir supprimé les tickets modérateurs qui restent
assurés par les organismes de complémentaires santé.


Ce système peut apparaître incohérent, mais Il est le fruit de l’histoire. Il a en effet fallu
trouver une place nouvelle en 1945 aux sociétés de secours mutuel qui couvraient le risque
maladie avant la création de la sécurité sociale. Ce système permet en outre la couverture
d’un très large panier des soins, tout en limitant le niveau des dépenses publiques de santé
(à hauteur de 80% des dépenses de santé), qui sont donc complétées par les dépenses
couvertes par les organismes complémentaires (à hauteur de 13%) et les restes à charge
finaux des ménages (à hauteur de 7%).


Mais ce système n’est pas sans coût. Notre système de santé génère des coûts de
gouvernance extrêmement élevés, de l’ordre de 7% de la dépense courante en santé, juste
derrière les Etats-Unis où ces coûts représentent 8% de la dépense courante en santé, et
loin devant la Grande Bretagne, où ils s’élèvent à moins de 2%. Ces coûts s’expliquent en
grande partie par le double traitement des dépenses prises en charge à la fois par
l’assurance publique et les assurances complémentaires, et le niveau très élevés des coûts
de gestion des assurances complémentaires qui lui s’explique notamment par des dépenses
publicitaires élevées. De manière très claire, les dépenses de gouvernance sont
sensiblement plus réduites dans les pays disposant de systèmes nationaux de santé de type
beveridgien, que dans les pays disposant d’assurance sociale et plus encore dans les pays
où, comme en France, une large partie de la population est couverte par une assurance
privée.


Par ailleurs, la coexistence de l’assurance publique et d’organismes de complémentaire
privée limite la solidarité induite par le financement de notre système, puisque les dépenses
publiques de santé sont financées par des prélèvements (globalement progressifs) sur les
revenus, alors que les organismes complémentaires ont un financement croissant avec l’âge
et le plus souvent indépendant du revenu. Mettre en place la Grande Sécu exigerait de
modifier le système de financement, en augmentant le financement de la sécurité sociale
grâce à la diminution des cotisations et primes d’organismes complémentaires. Cela
donnerait l’opportunité de modifier la structure du financement pour, par exemple, réduire les
financements sur les revenus du travail et augmenter ceux sur les autres sources de
revenus, afin d’améliorer la solidarité entre actifs et retraités, et supprimer les inégalités qui
existent aujourd’hui entre les salariés du secteur privé qui bénéficient de subventions de leur
employeur pour leur complémentaire santé et les autres. Surtout, mettre en place la Grande
Sécu permettrait de couvrir complètement l’ensemble de la population, et ainsi de couvrir les
4% de la population qui ne disposent pas de complémentaire aujourd’hui, essentiellement
pour des raisons financières.


Évidemment, créer la Grande Sécu ne sera pas sans conséquences. En premier lieu le rôle
des complémentaires santé sera profondément modifié. Il devra être recentré sur la
couverture des dépassements d’honoraires (dans un cadre règlementaire à redéfinir) et des
soins qui seront placés en dehors du panier couvert par la Grande Sécu dont la définition du
périmètre sera un enjeu majeur de la réforme et devra régulièrement faire l’objet d’un débat
démocratique. En deuxième lieu, la modification du financement des consommations de
soins induite par la réforme fera immanquablement des gagnants et des perdants.


La vraie question est de savoir si la France va profiter de la fenêtre historique créée par la
crise sanitaire pour remettre à plat notre système de santé et pour s’engager dans une
réforme d’envergure ou si le contexte de défiance envers le gouvernement va nous pousser
dans l’attentisme et l’invention de nouvelles rustines « shadokiennes ».


Kenneth J. Arrow (1963), « Uncertainty and the welfare economics of medical care », American
Economic Association, vol. 53, no5, décembre 1963, p. 941–73.


(JSTOR1812044lire en lignearchive du11 mai 2011)


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